LE JOURNAL DU CONSERVATEUR

 

SommaireCLASSEMENT DE DEUX SCIES À CADRE DANS LES CARRIÈRES D’EUVILLE (CANTON DE COMMERCY) – par Pierre BRIOT


Introduction par François JANVIER

Comme le décrit en détail Pierre Briot dans l’article qui suit, les carrières de pierre d’Euville sont exploitées depuis le XVIe siècle et fournissent un calcaire d’excellente qualité très apprécié des constructeurs.

Plusieurs machines et outils anciens ont été conservés et témoignent des améliorations apportées à la fin du XIXe siècle et dans la première moitié du XXe siècle.

Les deux grandes scies dites “à cadre” en sont un exemple de tout premier plan. Elles ont été classées au titre des Monuments historiques le 04.04.2003.


Les carrières d’Euville : rappel historique

Les carrières d’Euville ont été ouvertes pour exploiter deux grandes lentilles de calcaires à entroques. Les premières sont signalées dans les registres de compte des receveurs de la seigneurie de Commercy dès le XVe siècle.

Jusqu’au milieu du XIXe siècle, l’aire de diffusion de la pierre d’Euville est circonscrite à un rayon d’une cinquantaine de kilomètres.


La reconnaissance

Vers 1845, s’ouvrent en Meuse les chantiers du canal de la Marne au Rhin. Les études préliminaires ont permis aux ingénieurs des Ponts et Chaussées chargés du projet de retenir le calcaire à entroques meusiens, une pierre non gélive et résistant bien à l’écrasement.

Les carrières d’Euville comme toutes les autres carrières autour de Commercy sont réquisitionnées pour fournir la pierre nécessaire à la construction des ouvrages d’art (pont-canal, tunnel de Mauvages, chaînes d’écluses, maisons éclusières…). Le canal est ouvert à la navigation de Strasbourg à Paris dès 1855.

Alors que le chantier n’est pas encore achevé, un second projet voit le jour : la ligne de chemin de fer Paris-Strasbourg. Là encore les études préliminaires signalent les qualités techniques du calcaire à entroques qui est retenu pour la construction de bon nombre d’ouvrages.

Ces projets contribuent largement à asseoir la réputation de la pierre d’Euville auprès des professionnels au moment où le baron Hausmann lance ses premiers chantiers.

À Paris, la demande sans cesse croissante de pierre pour répondre aux besoins des chantiers hausmanniens et l’impossibilité pour les carrières d’Île de France de faire face à cette demande, poussent des négociants parisiens à chercher ailleurs les matériaux dont ils ont besoin. Le nom de Civet apparaît pour la première fois à Euville en 1861.


Passage à l’ère industrielle

À Euville comme à Lérouville, la concurrence entre maîtres carriers locaux et négociants parisiens ou bourguignons est vive. Des accords pour la création de sociétés permettent dans un premier temps de limiter les tensions. Ainsi Civet s’associe à Crouet, Gauthier, Level et Pommier pour l’exploitation de carrières tant à Euville qu’à Lérouville. Mais dès 1880, la raison commerciale de cette société est réduite à “Civet, Pommier & Cie”.

Dirigée sur place par un ingénieur des Mines, Pierre Bajolot, la compagnie devient le premier employeur du Pays de Commercy avec plus de 1 500 personnes vers 1890. La “société des Forges et Aciérie de Commercy” de René Grosdidier n’a pas encore 1 000 salariés.

Sur son seul site d’Euville, la compagnie emploie en permanence 600 personnes, carriers, tailleurs de pierre, mécaniciens… autant que sa concurrente la société Fèvre qui exploite la carrière communale. Ainsi naît avant 1900, un véritable village avec ses cités ouvrières, ses économats, son école et sa chapelle.

Pour augmenter encore les résultats, la production est mécanisée. Pour ses carrières d’Euville et Lérouville, P. Bajolot dessine les plus grands ponts roulants jamais encore construits en France. Ce qui lui vaut deux pages dans l’Illustration de février 1892.

L’âge d'or des carrières d’Euville se situe entre 1880 et 1910. La pierre est exportée dans le monde entier. À Paris, on la retrouve à l’Opéra, au Sacré-Cœur, au Louvre (partie édifiée après 1870), aux Grand et Petit Palais, dans les gares de l’Est, du Nord, d’Orsay…


Le déclin

Si on enregistre une forte reprise des ventes après 1914, due en grande partie aux chantiers de reconstruction, la concurrence toujours plus forte du béton et les préconisations des architectes dans la mouvance du Bauhaus ou de Le Corbusier, entraîne un rapide déclin des activités à Euville comme à Lérouville.

Comme après la Première Guerre mondiale, la reconstruction et la pénurie de béton, après 1945, relancent la production. Mais il ne s’agira que d’une brève reprise. La production chutera rapidement tout comme le nombre de carrières en exploitation et le nombre d’emplois liés à celle-ci.

Aujourd’hui, la société ROCAMAT qui a repris l’activité et les actifs des sociétés Fèvre et Civet, Pommier & Cie, emploie cinq personnes à l’extraction dans une unique carrière à Euville et une trentaine de personnes, y compris commerciaux et administratifs à Lérouville où ont été réinstallés les ateliers de taille.


LES SCIES À CADRE


Présentation

Les scies à cadre, ou châssis de sciage, sont connues depuis le XVIIIe siècle. Elles étaient alors mues par l’eau ou par des moulins à vent. À partir de 1850, leur usage s’est généralisé pour les pierres dures et très dures.

Il s’agit de grands cadres horizontaux de 3 à 5 mètres de long, de 2 à 3 mètres de large sur lesquels on tend de nombreuses lames d’acier sans dents (80 lames pour un châssis courant).

Cliquez pour agrandir (clichés F. JANVIER)
Une scie à cadre
Une scie à cadre
Le châssis de lames au-dessus du bloc de pierre. Sur la vue de droite, on distingue au-dessus du châssis,
une partie du mécanisme qui donne au cadre un mouvement alternatif

Le bloc de pierre est placé sous le cadre du châssis. Un mécanisme à vis dans les colonnes aux coins du cadre permet la descente de celui-ci sur la pierre.

Un moteur, un volant et une bielle permettent de donner au cadre porte-lames un mouvement alternatif en longueur. Pendant ce mouvement, le bloc est arrosé d’eau et de sable de grès très abrasif, ce qui permet aux lames de scier la pierre en tranches de l’épaisseur désirée (2, 3 et 4 cm couramment et toutes les autres épaisseurs sur demande, jusqu'à 20 cm).

La descente des châssis de sciage est relativement longue, de 1 à 4 cm par heure, selon la dureté de la pierre.


Les scies d’Euville

Durant la Seconde Guerre Mondiale, à partir de 1941, l’armée allemande réquisitionne la carrière communale d’Euville exploitée par la société Fèvre. Elle s’intéresse aux 16 galeries creusées dans le front de taille à partir de 1907. Elle souhaite y abriter une usine souterraine destinée à la production d’éléments de missiles V1 et V2.

Placée sous le contrôle de l’armée, la carrière est entièrement réaménagée pour permettre les travaux de construction des massifs bétonnés souterrains destinés à protéger l’usine des bombardements aériens. Pour ce faire, tout le matériel d’exploitation de la carrière est démonté, récupéré par les entreprises chargées du chantier ou ferraillé.

En 1945, lorsque Fèvre veut reprendre l’exploitation de sa carrière, il lui faut la rééquiper entièrement. Il puise dans les stocks de l’armée américaine pour se fournir en camions, bulldozers, compresseurs, marteaux piqueurs… Pour le matériel plus spécialisé, il est plus difficile de se fournir. La société se sert dans les carrières les moins rentables accélérant ainsi leur fermeture. C’est ainsi qu’ont été remontées à Euville les deux scies à cadre, objet de ce dossier.


Adaptation et utilisation

Les deux scies ont été rapportées d’une carrière proche de Ravières (Yonne) fermée avant la Seconde Guerre mondiale en 1947. Elles ont été remontées à Euville dans un bâtiment spécialement construit pour elles.

Selon les mécaniciens, aujourd’hui en retraite, qui ont été chargés du remontage et qui avaient été en contact avec des anciens de la carrière où elles avaient été démontées, ces scies avaient été installées vers 1880 et fonctionnaient à l’origine avec une machine à vapeur.

Le remontage à Euville a entraîné quelques modifications. Le moteur actuel, un moteur construit dans les années 1930, a été récupéré à Euville. Ce moteur actionne deux volants et deux bielles en bois. Le système de descente a été simplifié, le mécanisme à vis a été remplacé par des câbles et un palan.

Les blocs étaient amenés sous les châssis posés sur un lorry (sorte de wagon plat) et, pour éviter que le bloc ne bouge, il était scellé avec du plâtre sur le plateau du lorry. Il reste dans un meuble conçu pour cela, une grande quantité de cales destinées à régler l’intervalle entre les lames de sciage. Ces lames étaient fabriquées à Brienne le Château (département de l’Aube – France).

À Euville, comme dans toutes carrières où de telles scies ont été mises en service, le travail s’effectuait 24 h sur 24 h.

Les scies ont fonctionné jusqu’en 1985. Elles produisaient notamment à Euville toutes les plaques de pierre destinées au revêtement des façades.

Pierre BRIOT (Commercy, 2002)

 

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Date de mise à jour : 31 mai 2003

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